L’agressivité en milieu de travail: ressorts individuels et responsabilités organisationnelles

Rapport produit dans le cadre de l’unité d’enseignement « Textes et théories en psychologie du travail» – CNAM Pays-de-la-Loire – Juillet 2022 – Par Anne-Laure Nouvion

Mise en contexte

Les conduites agressives peuvent être explorées sous l’angle de divers courants théoriques, allant de la philosophie, la sociologie, l’approche psychanalytique, la psychiatrie, la psychopathologie, ou encore les neurosciences et la psychologie évolutionniste. Nous avons choisi pour cet écrit de considérer l’agressivité en milieu de travail sous l’angle de la théorie psychanalytique des pulsions.

Ce positionnement nous est apparu évident à la suite de la lecture des travaux des psychologues Florence Schneider et Cyrille Bouvet sur les destins de l’agressivité dans les activités de service client en centre d’appel (Bouvet & Schneider, 2007). Les auteurs offrent à travers cette étude une mise en lumière des articulations entre la vie psychique du sujet d’un côté et sa réalité de travail d’un autre côté. Nous tenterons ainsi de répondre à l’interrogation suivante : quelle est la part de responsabilité des organisations dans la destinée pulsionnelle de l’agressivité et l’émergence des conduites agressives ?

PARTIE 1 : Psychogenèse de l’agressivité 

1.1 Tentative de définition

Définir l’agressivité paraît bien complexe, tant son champ lexical fait référence à un ensemble de mots ou de locutions tel que : « agression », « conduites agressives », ou encore « violence ». De façon surprenante, lors de nos premières recherches bibliographiques effectuées pour cette revue de littérature, c’est le terme de « violence psychologique » qui est régulièrement ressorti en ce qui a trait aux conduites agressives en situations de travail. La violence psychologique est souvent illustrée sous l’angle du harcèlement psychologique. Celui-ci a notamment a été mis en exergue à la suite du « dossier France Télécom », où 25 employés se sont donné la mort en moins de 2 ans au sein de l’opérateur téléphonique (Poilpot-Rocaboy, 2010). La violence psychologique est difficile à saisir, tant elle s’étale dans le temps, contrairement à une agression qui est immédiate. C’est un processus dont il n’est pas évident de faire émerger la cause première, les toutes premières fois. C’est dans un quotidien, au sein d’un collectif et dans des situations de travail particulières que se construit la violence psychologique au travail (Drozda-Senkowska et al., 2010).

Par ailleurs, le terme de violence ferait référence à des conduites agressives aux répercussions très lourdes et d’une gravité majeure. Ainsi, tout au long de cet écrit, c’est davantage sous l’angle des conduites agressives et de l’agressivité que nous explorerons les ressorts individuels et organisationnels en situation de travail. Nous tenterons de limiter l’usage du terme « violence », sachant que dans le langage courant, agressivité, agression et violence sont souvent confondues (Lemitre, 2017).

L’agression, quant à elle, est définie en psychologie sociale comme « un comportement destiné à blesser intentionnellement un autre individu, ce dernier étant motivé à en éviter les effets supposés aversifs » (Bègue, 2010). Les conduites agressives (ou conduites d’agression) correspondraient donc aux manifestations comportementales qui résultent de l’agression. L’agression est observable et comportementale. L’agressivité quant à elle ferait référence à une intention, consciente ou non, de nuire à autrui, en amont du comportement. L’agression et les conduites agressives seraient ainsi dans l’agir, alors que l’agressivité serait davantage dans l’intention, en amont du comportement. Enfin, le mot « agressivité » semble être d’un usage beaucoup plus récent dans la langue française que le terme « agression » qui apparaît dès le 4ème siècle (Calin, 2014).

1.2 L’agressivité : une composante fondamentale de l’être humain

Les conduites agressives ne sont pas inhérentes au monde du travail. L’agressivité fait partie intégrante de la nature humaine : le petit, pour évacuer une tension interne, telle qu’une frustration ou une colère, peut s’exprimer à travers un acte d’agressivité, en tapant son grand frère, en envoyant valser sa petite voiture, ou encore en tapant des pieds.  C’est en grandissant, et sous l’influence de son entourage et de normes de conduites, qu’il parvient à maîtriser cette agressivité. Cet apprentissage de la maîtrise de soi va permettre au cerveau du tout petit de développer des connectivités entre les parties qui produisent l’information émotionnelle de la colère par exemple, et celles des fonctions exécutives, responsables de la régulation des émotions et par conséquent des comportements (Moffitt et al., 2011). Ainsi, Daniel Calin, agrégé de philosophie, nous précise que l’agressivité est « indispensable au bon développement de la personnalité. Elle joue en particulier un rôle moteur dans les processus de séparation et d’affirmation de soi, chez le très jeune enfant comme chez l’adolescent » (Calin, 2014). Enfin, l’agressivité peut être considérée comme « normale » lorsqu’elle reste sous le contrôle de l’individu. C’est lorsqu’elle échappe de façon régulière à l’individu que l’agressivité peut devenir pathologique ou être associée à des comportements relevant de la psychopathologie.

Par ailleurs, il est désormais bien décrit dans la littérature que des comportements agressifs à l’âge adulte prennent racine dès la petite enfance. Les facteurs qui influencent la maturation et la connectivité des zones exécutives du cerveau sont nombreux, dont le style éducatif des parents, la présence ou non des figures parentales, les méthodes disciplinaires, l’influence de l’entourage, la prise de substances psychoactives, l’exposition à des scènes de violence, l’histoire de vie du sujet en tant que tel… Un thème passionnant qui pourrait faire l’objet à part entière d’une revue de question ! Un dossier entier a été récemment consacré sur le sujet de la psychologie de la violence dans le récent numéro de Sciences Humaines (Navarre, 2021). De plus, les conduites agressives à l’âge adulte semblent être le fruit d’un processus d’apprentissage par observation et participation sociale (Bègue, 2010).

1.3 Agressivité et conception psychanalytique des pulsions

  • Le vivre-ensemble

Pour les psychanalystes freudiens, l’agressivité serait d’origine pulsionnelle. En effet, dès sa seconde topique, Freud propose deux systèmes pulsionnels (les pulsions de vie et les pulsions de mort) où l’agressivité commence à prendre place dans un lien complexe avec la sexualité (Calin, 2014). Dans son célèbre livre « Malaise dans la civilisation », Freud évoque la contrainte que provoque la confrontation entre le but d’une pulsion, à savoir sa satisfaction, et le principe de réalité, ce mur face auquel les pulsions vont être renvoyées à leur « illusion constitutive ». Et c’est de ce renoncement, indispensable à la mise en place d’une société et d’un vivre ensemble, que les pulsions de l’homme civilisé vont être réprimées, ayant pour conséquence un risque d’accroissement de l’agressivité (Freud, 1929). Or le travail constitue lui aussi un espace de rapport social, où chacun doit accorder son activité à un collectif de travail (Molinier, 2008). Le vivre ensemble imposé par une organisation du travail va donc être source d’une exigence de travail sur l’appareil psychique, jusqu’à influencer les destins pulsionnels de l’agressivité.

  • Le modèle « d’intersubjectivité du pouvoir » de Daniel Lagache

Pour le psychiatre et psychanalyste français Daniel Lagache, l’agressivité est suscitée non pas par une frustration externe, mais par une menace interne d’un désir dont la satisfaction va dépendre de « l’intersubjectivité du pouvoir » (Bouvet & Schneider, 2007). Autrement dit, le destin de cette agressivité, issue d’une tension interne et transformée en énergie pulsionnelle, va dépendre de la place de l’individu dans un jeu de rôle de soumission et de domination. C’est ce modèle que nous retiendrons comme clé de lecture pour comprendre la part de responsabilité des organisations dans l’émergence des conduites agressives. En effet, dans le contexte d’une interaction entre un sujet et une organisation du travail, cette intersubjectivité du pouvoir va s’exprimer sous la forme d’un affrontement entre le désir du travailleur et les injections managériales.  Ainsi, considérons le principe suivant : le désir de réalisation personnelle du sujet se transforme en énergie pulsionnelle, sous la forme d’une tension interne, autrement dit d’une pulsion d’agressivité. Son destin va dépendre de la rencontre du sujet avec un environnement, une situation, un contexte et une organisation du travail. Si le sujet a pris le pouvoir et est en position de domination sur l’organisation du travail, de façon réelle ou symbolique, l’agressivité va être mobilisée et exprimée soit sous la forme d’une affirmation de soi, d’une compétitivité saine entre collègues, ou encore d’une sublimation, soit par l’intermédiaire de conduites agressives dirigées vers autrui. On parle alors dans ce dernier cas de réactions hétéro-agressives. À l’inverse, quand la domination du sujet n’est pas possible, qu’il y a une soumission à la hiérarchie, à l’organisation du travail, ou à la prescription, l’agressivité est réprimée et rencontre un double destin. Elle est transformée en fantasmes agressifs sur des objets, et est retournée contre soi sous la forme d’une introjection reprise par le surmoi, avec un sentiment de culpabilité et un besoin de punition (Freud, 1929), pouvant aller jusqu’à une désubjectivation (Bouvet & Schenider, 2007). Pour certains individus, tel que celui de Catherine, vignette clinique présentée dans l’article de Cyrille Bouvet et de Florence Schneider, comme la réaction hétéro-agressive n’est pas envisageable, une lutte psychique s’installe, ayant pour conséquence de renforcer la répression de son agressivité. Le risque de désubjectivation est alors très élevé, pouvant conduire à un épuisement de l’appareil psychique, et à une perte de « soi » (Bouvet & Schenider, 2007).

PARTIE 2 : Les facteurs organisationnels

2.1 « Compression » de la subjectivité des salariés

De la définition du travail proposée en psychodynamique du travail découle la notion de subjectivité : pour parvenir à l’exécution du travail, la technique et les savoir-faire ne suffisent pas, le travailleur doit mobiliser l’ensemble de sa subjectivité, c’est-à-dire l’ensemble de son intelligence et de sa personnalité. Par intelligence, on entend ici tout ce qui relève de l’ingéniosité déployée par un individu pour trouver une solution à un problème imposé par une situation de travail. Ainsi, des processus subjectifs sont mobilisés en situation de travail, et un effort psychique constant est fourni pour faire ce qu’il y a à faire, et supporter ce qu’il y a à supporter. Lorsque cette mobilisation atteint ses limites, et que le travailleur a usé tout ce dont il disposait de créativité, d’ingéniosité, d’astuces ou d’inventivité, le sujet rentre dans une souffrance pathogène (Molinier, 2008). C’est à la suite de cette souffrance pathogène, où le rapport homme/travail est bloqué, que les possibilités d’accomplissement de soi et de satisfaction pulsionnelle vont être compromises. Rappelons que, selon Lagache, la pulsion d’agressivité correspond à une tension interne générée par le désir de réalisation du travailleur. Or la tendance générale à la division accrue du travail, dont le système taylorien en est la caricature, ainsi que le tournant gestionnaire de dernières décennies, ont « comprimé » la subjectivité des salariés. C’est dans cette situation d’échec de la demande, là où le désir et le besoin d’accomplissement de soi, de reconnaissance, de sécurité, de construction de l’identité sociale, ou encore de sentiment de valeur personnelle, ne sont pas satisfaits, que les mouvements agressifs sous-jacents à la souffrance psychologique vont émerger.

Notre lecture nous a permis de considérer six composantes organisationnelles majeures qui vont enrayer l’expression de la subjectivité et être responsables d’un « défaut d’exutoire » de l’énergie pulsionnelle : l’isolement et la frustration, la peur et l’ennui, ainsi que la fatigue et la cadence.

2.2 L’isolement et la frustration

Les méthodes de management et de communication, récemment exacerbées par la crise sanitaire et le travail à distance, ont eu comme conséquences un sentiment d’isolement du travailleur, ainsi qu’une baisse de l’entraide et de la solidarité. Seul, derrière son écran, c’est la productivité, l’efficacité et l’obligation de résultat qui prime sur les échanges humains, le contact à travers un regard, un sourire, etc. Mais l’humain est avant tout un être social, animé par un besoin de sens, de reconnaissance et de partage pour bien travailler. Le travailleur a besoin d’un temps collectif pour évaluer ce qui a fonctionné ou ce qui a pêché, et se mettre d’accord sur des orientations à suivre. C’est cet espace de discussion qui permet, entre pairs et avec des interlocuteurs hiérarchiques supérieurs, d’échanger sur des dilemmes. C’est précisément de cette parole partagée, collective, et teintée de controverses et de confrontations, que vont émerger les situations de travail critiques et les causes organisationnelles qui ont généré une situation de souffrance. Ainsi, l’absence de ces espaces de partage va avoir des effets psychiques profonds et subtils sur les individus, et altérer le destin pulsionnel de l’agressivité. Des conduites agressives, jusqu’alors réprimées, peuvent apparaître à la suite d’une frustration et d’un isolement répétitif.

Par ailleurs, cette dissolution du lien social, nécessaire afin d’arbitrer et de réguler l’organisation prescrite, a entraîné des écarts entre les modes opératoires. Par conséquent, des tensions entre les travailleurs surgissent, source de frustration et de conflits. Plus grave encore, de ce clivage peut naître des clans se regroupant autour de la recherche d’un ennemi commun responsable des écarts commis. Animosité et méfiance, génératrices de conduites agressives, rythment alors ce nouveau type de rapports sociaux de défense.

2.3 La peur et l’ennui

Dès les années 1980, Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, met en lumière les deux « maitres symptômes » de la souffrance au travail : la peur et l’ennui (Dejours, 1980). Christophe Dejours est notamment connu pour son ouvrage « Travail, usure mentale » publié aux éditions Le Centurion pour la première fois en 1980 et enrichi de textes complémentaires en 1993 et 2000 (Dejours, 1980). Dans le cercle scientifique, Dejours est surtout connu pour être le fondateur d’une nouvelle discipline, la psychodynamique du travail, née de la rencontre entre la psychanalyse, la psychiatrie et l’ergonomie, autour desquels trois thèmes rayonnent : le sujet, la santé et le travail (Clot, 1996).

La peur correspond à un aspect concret de la réalité : peur de l’accident, peur de la maladie, peur d’une blessure ou encore peur de la mort (Molinier, 2008). Précisons que l’angoisse quant à elle fait davantage référence à une production individuelle, à une histoire singulière du sujet, et à une structure de personnalité (Dejours, 1980). Selon Dejours, la peur est présente dans toutes les activités professionnelles, et est source d’un système défensif bien spécifique. En effet, les travailleurs vont élaborer des défenses particulières contre la peur, jusqu’à en effacer toute trace dans leur discours.  Par exemple, le vécu de peur engendré par des activités professionnelles exposées à l’industrie chimique ou à des risques d’accident va être neutralisé par des attitudes de dénégation ou de mépris du danger, pour continuer de fonctionner et d’être productif (Dejours, 1980).  L’équilibre psychique des travailleurs est ainsi exposé à une menace contenue dans le travail. Ainsi, lorsque survient un incident qui n’a pas été prévu, souvent parce que personne n’y a été exposé auparavant, la nouvelle contrainte psychique exercée sur le sujet peut affecter les mouvements pulsionnels de l’agressivité vers l’émergence de conduites agressives.

L’ennui quant à lui a été beaucoup moins étudié, contrairement à la peur ou aux rythmes de travail intenses responsables de maladies dites de surcharges ou pathologies de la modernité (Gernet, 2018). Pourtant, une inactivité continue et un ennui engendré par une absence d’activité va mettre en échec l’engagement subjectif du travailleur. Dès lors, quels destins pour l’énergie pulsionnelle de l’agressivité qui cherche à se décharger du désir de réalisation personnel et de satisfaction ? Alors qu’un défoulement dans la production peut être observé lors d’un rythme de travail très élevé (Bouvet & Schneider, 2007), nous pouvons imaginer dans le cas de l’ennui que l’énergie pulsionnelle de l’agressivité va rencontrer un autre destin, dévié vers soi ou vers autrui.

Aussi, « Le jeu du Scrabble », rapporté à la fois par Dominique Dessors et Christophe Dejours, est une étude significative sur les conséquences de l’ennui sur l’appareil psychique (Molinier, 2008). Lors d’une enquête en psychodynamique du travail menée sur des opérateurs de conduite, Dessors et Dejours ont mis en évidence que l’ennui était une charge de travail majeure sur l’appareil psychique. Irrités par des moments d’inactivités, les opérateurs qui surveillent des installations en salle de contrôle ont fait face à l’ennui en se mettant à jouer au Scrabble. De façon surprenante, pendant ces moments d’occupation conviviale, les travailleurs ont développé, sans s’en rendre compte, une acuité sensorielle et une surveillance auditive si fine qu’ils leur arrivaient de se lever pour « bidouiller » un réglage de débit ou de pression, pour ensuite reprendre leur place à la table de jeu (Molinier, 2008). Ainsi, face à l’ennui, les opérateurs ont mis en place des stratégies, qui non seulement leur permettaient de continuer à bien faire leur travail en affinant leur performance sensorielle, mais en plus leur offrait un moyen de conjurer l’ennui et l’angoisse générée par des périodes d’inactivité. Sans cette ingénieuse « trouvaille », là encore, qu’adviendrait-il de l’énergie pulsionnelle d’agressivité ?

Enfin, au-delà de l’ennui issu de moments d’inactivité, l’ennui peut également être le fruit d’une confrontation à l’activité répétitive de tâches à l’identique. Cette monotonie est une autre forme de souffrance spécifique, que certains auteurs ont identifiée sous le terme de « psychopathologie de l’ennui » (Gernet, 2018). L’objectif premier du système taylorien qui visait à réduire, voire à faire disparaître la « flânerie dans l’atelier », s’est confronté aux exigences de l’appareil psychique. En confisquant une appropriation subjective du travail par un morcellement des tâches, l’organisation du travail rencontre alors un obstacle au travail de décharge de l’énergie pulsionnelle. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les travailleurs ne vont pas se soumettre passivement à ce travail répétitif. À l’inverse, pour lutter contre la souffrance imposée par l’ennui, ils vont augmenter leur cadence de travail. Isabelle Gernet, psychologue clinicienne, propose dans son étude sur l’ennui au travail que c’est en augmentant la vitesse d’exécution des gestes que va émerger la sphère fantasmatique du travailleur (Gernet, 2018). Dans ce contexte, nous pouvons alors présumer que le destin de l’énergie pulsionnelle d’agressivité va être investi sous la forme de fantasmes agressifs (Bouvet & Schneider, 2007).

2.4 La fatigue et la cadence

Dans un environnement où la cadence ne cesse de monter, comme c’est le cas dans certaines branches de l’industrie électronique, les organisations font face à des épidémies de conduites agressives, allant de crises de larmes à des hurlements, en passant par des outils qui volent à travers les ateliers (Dejours, 1980). L’un des exemples qui a le plus retenu notre attention est celui des travailleurs de l’industrie automobile, où le niveau de cadence est enduré en début de semaine, mais voit son seuil de tolérance dépassé en fin de semaine. Ainsi, lorsqu’un salarié rencontre un problème technique avec sa voiture personnelle, il mentionne que « c’est une voiture du vendredi ! » (Dejours, 1980). En effet, les voitures qui sortent de la chaîne de production en début de semaine présentent moins de risques de non-conformité que celles qui sont produites en fin de semaine ! Cette souffrance mentale imposée par une cadence soutenue est génératrice de fatigue et d’épuisement de l’appareil psychique, qui perd alors de sa souplesse dans le traitement des mouvements de l’énergie pulsionnelle. Un environnement où le rythme de travail enraye l’expression de la subjectivité va avoir pour conséquence d’augmenter le nombre de conduites agressives, qu’elles soient retournées contre soi ou dirigées vers autrui.

Par ailleurs, afin de métaboliser la souffrance engendrée par la rencontre avec le réel, l’appareil psychique va alterner entre une pensée structurée et des moments de rêverie (Gernet, 2017). Cette alternance permet au travailleur de structurer son activité, et d’exprimer cette fameuse intelligence rusée utile et nécessaire pour faire face aux contraintes organisationnelles. Or une cadence productiviste va gêner cette activité psychique spontanée. Un appauvrissement de la vie psychique qui ne sera pas sans conséquences sur les mouvements pulsionnels de l’agressivité, pouvant aller jusqu’à une répression de la pulsion d’agressivité et une désubjectivation du sujet (Bouvet & Schneider, 2007).

Conclusion

Chaque phase du développement de l’être humain va laisser des empreintes. Ces traces psychiques vont rester actives tout au long de la vie, pouvant générer des blocages, des fragilités, voire des pathologies. Elles vont se manifester à des degrés variés, en fonction du contexte et de l’environnement dans lequel le sujet évolue. Et nous sommes bien là au cœur de ce que Christophe Dejours a nommé la psychodynamique du travail : la rencontre entre l’histoire d’un individu, et celle d’une organisation du travail. Or le travail est un lieu d’apprentissage. On peut y apprendre le respect d’autrui, la loyauté, l’entraide, la solidarité, la convivialité, la délibération, etc. À l’inverse, on peut également apprendre l’injustice, la compétition, la déloyauté, la fourberie, le chacun-pour-soi, etc. Ainsi, le travail peut générer le pire, comme le meilleur. Les nouvelles formes d’organisation du travail avec leur logique capitaliste associée à la notion de rentabilité, l’introduction de nouvelles méthodes de management et l’incidence croissante des pathologies de la solitude, de la peur, de l’ennui ou encore du harcèlement, nous ont fait oublier que la sphère du travail peut et est avant tout un facteur d’émancipation et un lieu d’accomplissement de soi et de construction de l’identité.

L’organisation du travail est donc une pièce maitresse dans l’équilibre psychique individuel. Une organisation du travail inadéquate et rigide peut enrayer la dynamique pulsionnelle, et être une entrave à l’équilibre psychique, à l’origine d’une fragilisation somatique. À l’inverse, l’organisation du travail peut proposer une bonne adéquation avec la structure mentale des travailleurs, ce qui impose un rapport homme/travail souple et flexible en termes d’exigences intellectuelles et physiques tout en proposant un contenu du travail adapté au désir de réalisation des travailleurs.

Références bibliographiques

Bègue, L. (2010). Le comportement agressif. La Psychologie Sociale : Applicabilité et Applications, 113–156.
Bouvet, C., & Schneider, F. (2007). Les destins de l’agressivité dans les activités de service client en centre d’appel . Travailler, 18, 203–218.
Calin, D. (2014). Psychogenèse de l’agressivité. La Nouvelle Revue de l’adaptation et de La Scolarisation, 67(3), 43.
Clot, Y. (1996). Les histoires de la psychologie du travail. Approche pluridisciplinaire (Octarès Éditions).
Dejours, C. (1980). Travail, usure mentale (Bayard).
Drozda-Senkowska, E., Coudin, G., Alexopoulos, T., Collange, J., & Krauth-Gruber, S. (2010). Comment la violence s’installe au travail... Humanisme et Entreprise, 296(1), 25.
Freud, S. (1929). Malaise dans la civilisation (Payot et Rivages).
Gernet, I. (2017). Travail et répétition : de la souffrance à la créativité. Cliniques, N° 13(1),
Gernet, I. (2018). L’ennui au travail : étape ou obstacle à la sublimation ? Cliniques, N° 15(1), 81–93.
Lemitre, S. (2017). Introduction. Agressivité et violence. Violences Ordinaires et Hors Normes, 1–7.
Moffitt, T. E., Arseneault, L., Belsky, D., Dickson, N., Hancox, R. J., Harrington, H., Houts, R., Poulton, R., Roberts, B. W., Ross, S., Sears, M. R., Thomson, W. M., & Caspi, A. (2011). A gradient of childhood self-control predicts health, wealth, and public safety. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 108(7), 2693–2698.
Molinier, P. (2008). Les enjeux psychiques du travail (Payot et Rivages, Ed.; Payot et R).
Navarre, M. (2021). Psychologie de la violence (dossier). Sciences Humaines.
Poilpot-Rocaboy, G. (2010). Comprendre la violence au travail : le cas du harcèlement psychologique. Humanisme et Entreprise, 296(1), 9.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*